« I know everything hasn’t been quite right with me, but I can assure you now, very confidently, that it’s going to be all right again. I feel much better now. I really do. »
—HAL 9000
L’intelligence artificielle, où la trouve-t-on?
Depuis plusieurs années, l’intelligence artificielle (IA) a investi notre environnement. Elle fait référence à un ensemble de technologies auxquelles aucun domaine ne semble échapper, allant de la vie politique, économique et sociale au secteur des arts et de la culture. Alors qu’elle repose sur un système capable d’imiter des processus intelligents comparables à ceux de l’être humain dans le but d’accomplir une tâche, elle est aussi capable de fournir une solution à un problème donné. Entre inquiétudes et promesses, la résultante de l’IA ne réside pas dans le remplacement du travail humain, mais bien dans la création d’une façon de procéder découlant d’une collaboration Humain-machine. Ainsi, l’IA dont il est question aujourd’hui peut maximiser certains processus et en automatiser d’autres, en utilisant des données du passé pour prédire le futur à l’aide de probabilités.
L’idée d’une intelligence artificielle, intemporelle et sans cesse renouvelée
L’idée des machines « intelligentes » est ancrée dans l’histoire et la science-fiction depuis plusieurs siècles. Déjà dans la mystique puis dans la mythologie juive, elle est représentée par Golem, un humanoïde sans libre-arbitre et au service de son créateur. On peut également évoquer le roman Frankenstein ou le Prométhée moderne, écrit par Mary Shelley en 1816. À travers le personnage de la créature du professeur Frankenstein, sont dessinés les pourtours d’un être artificiel, poète et philosophe, doté d’une intelligence et d’une sensibilité exceptionnelles.
Plus récemment, avec l’apparition de l’IA en tant que domaine, on entrevoit la possibilité que ces imaginaires deviennent réalité. En ce qui concerne les arts, si l’on s’en tient à la définition stricte de l’IA, on peut alors considérer que sa première application dans la musique remonte à la création d’un des premiers ordinateurs, l’ILLIAC (Illinois Automatic Computer) en 1957. Pour produire la première partition musicale par ordinateur, Lejaren Hiller et Leonard Isaacson se sont basés sur un processus algorithmique à partir des règles prédéfinies. Aujourd’hui, les applications de l’IA sont issues principalement de la branche de l’apprentissage automatique, ou apprentissage machine (appelé machine learning en anglais), qui s’appuie sur les statistiques pour programmer des algorithmes à l’aide de données. Il permet notamment l’amélioration de la reconnaissance et la classification d’images, ou encore, la reconnaissance vocale. On en retrouve la meilleure illustration dans nos quotidiens avec les applications informatiques de commande vocale telles que Siri d’Apple ou Alexa d’Amazon.
Un peu de technique… mais pas trop!
Les algorithmes, constructions mathématiques d’une suite d’opérations et d’instructions à suivre dans le but de résoudre un problème donné, sont programmés informatiquement pour faire fonctionner l’intelligence artificielle. Deux approches de l’IA ont depuis les débuts de l’informatique été en opposition et se sont alternées selon les périodes :
l’approche dite symbolique (GOFAI) qui repose sur une méthode compréhensible, explicite et explicable. Pour illustrer cette approche, on peut prendre l’exemple de la reconnaissance d’une photo de chat : pour reconnaître un chat sur une photo, il faudrait introduire toutes les règles (ex.: si la représentation a plus de quatre pattes alors ce n’est pas un chat) et tous les faits (un chat a quatre pattes, des poils, un museau, etc) qui permettent de reconnaître un chat ;
l’approche connexionniste, « non explicable », basée sur l’apprentissage automatique. En reprenant l’exemple précédent, le système d’IA est entraîné sur une base de photos de chats pour apprendre à reconnaître un chat et à classifier en deux catégories les photos : celles représentant un chat et celles ne représentant pas un chat.
C’est cette dernière approche qui s’est imposée au cours de la dernière décennie, en particulier avec l’apparition de l’apprentissage profond. L’apprentissage automatique s’appuie sur les statistiques pour programmer des algorithmes dans l’objectif de résoudre des problèmes à partir de données. Chaque algorithme est en effet nourri par une quantité croissante de données disponibles, générant de l’information sous la forme numérique. Comme le mentionnait la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) en 2017, « L’algorithme sans données est aveugle. Les données sans algorithmes sont muettes. »
L’apprentissage profond se fonde sur un apprentissage automatique qui repose sur des réseaux de neurones artificiels, systèmes informatiques inspirés du fonctionnement du cerveau humain puisqu’ils sont capables d’effectuer des transformations non-linéaires de la même manière que les neurones biologiques. Concrètement, chacun d’entre eux effectue des calculs simples. Les résultats de la première couche de neurones permettent ensuite aux suivants d’effectuer par eux-mêmes de nouveaux calculs en corrélant toutes sortes d’images, de sons ou plus largement de données.
Schématisation d’un réseau de neurones tirée de la page de blogue « TUTORIEL | Machine Learning : comprendre ce qu’est un réseau de neurones et en créer un ! » de Kévin Vancappel, [En ligne], https://fr.blog.businessdecision.com/tutoriel-machine-learning-comprendre-ce-quest-un-reseau-de-neurones-et-en-creer-un/, (Page consultée le 30 juin 2022)
Les premiers réseaux de neurones, qui ne comprennent qu’une couche, apparaissent dans les années 1960 avec le Perceptron de Frank Rosenblatt, mais sont laissés de côté au profit de la micro-informatique qui se montre plus efficiente. C’est seulement dans les années 1980 que les travaux sur l’intelligence artificielle reprennent, notamment sur l’apprentissage automatique : LeCun, Hinton et Rumelhart posent alors les bases de l’apprentissage profond qui reste cependant trop lourd à implémenter. Aujourd’hui, Serge Soudoplatoff explique le succès de l’apprentissage profond par l’amélioration de la puissance de calculs des ordinateurs, l’augmentation des données nécessaires au fonctionnement d’un réseau multicouche et les progrès de la recherche sur les réseaux de neurones convolutifs (CNN). Afin de produire des œuvres artistiques originales, les générateurs de contenus artificiels comme les modèles de « Generative Adversial Networks » développés par Goodfellow et al. (2014), qui opposent deux réseaux de neurones, sont capables de concevoir des images et des sons très réalistes.
Schéma tiré du rapport « MISSION INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET CULTURE » d’Alexandra BENSAMOUN, Joëlle FARCHY et Paul-François SCHIRA, [En ligne], https://www.wipo.int/export/sites/www/about-ip/en/artificial_intelligence/call_for_comments/pdf/ms_france_cspla_fr.pdf, (Page consultée le 30 juin 2022)
Quels aspects revêt l’IA dans la sphère culturelle?
Dans le domaine de la culture, l’IA touche différentes disciplines telles que la peinture, la poésie, l’édition de visuels ou la musique. Elle intervient sur les principaux maillons de la chaîne de valeur tant dans le processus créatif que dans celui de la production ou de la consommation. Son usage permet notamment aux créateur.trice.s d’augmenter leur productivité et leur potentiel créatif. Néanmoins, l’intelligence artificielle ne remplacera jamais l’expertise des créateurs en termes d’esthétisme et de personnalisation. Par ailleurs, l’IA qui génère des œuvres se distingue de celle qui accompagne l’artiste tout au long du processus créatif comme un outil de création. Au stade de la production, elle permet aux composantes culturelles d’effectuer des analyses de marché et de comparer les contenus ayant connu du succès avec ceux en cours de production, tandis qu’au stade de la consommation, elle sert surtout à faire des recommandations.
L’IA et le septième art
Le monde du cinéma a rapidement su tirer parti du développement de l’IA, bien qu’au départ, les sociétés de production ne permettaient pas l’exploitation des algorithmes de peur d’être accusées de suivre le courant de déshumanisation qui s’installe dans plusieurs domaines. En effet, dans son livre Günther Anders, Une politique de la technique, Édouard Jolly évoque le totalitarisme des appareils et le courant de déshumanisation qui s’ensuit. Les choses changent lorsque la 20th Century Fox, l’une des plus grandes sociétés de production cinématographique, annonce, en 2018, qu’elle recourt à l’apprentissage automatique, notamment pour catégoriser son audience selon les bandes-annonces des films qui l’attirent le plus. De son côté, Warner Bros, chef de file mondial de l’industrie du cinéma, annonce aussi avoir signé un contrat avec la jeune pousse américaine Cinelytic, qui fournit un tableau de bord permettant aux entreprises du cinéma d’accéder à des informations issues de l’analyse des données. L’objectif ? Utiliser l’IA pour appuyer la prise de décisions tout au long du processus de production, telles que le choix des scénarios, des acteurs et des dates de lancement, l’ajout des sous-titres, la réalisation de doublages ou la création d’effets spéciaux (Nuke, Natron), par exemple.
Facteur d’innovation et de développement dans le septième art, l’utilisation de l’IA aux différentes étapes de production se répand rapidement, car elle est profitable en termes de temps et de bénéfices retirés. La série House of Cards, réalisée par David Fincher, est ainsi née du constat qu’il existait un public amateur à la fois des films politiques à suspense et de Kevin Spacey. Au Canada, l’entreprise Greenlight Essentials a élaboré les meilleures combinaisons possibles d’éléments d’intrigues. Comment? En décomposant des décennies de scénarios de films en plus de 40 000 éléments d’intrigue et en analysant plus de 200 millions de profils d’audience.
Par ailleurs, il est possible d’utiliser l’IA pour rédiger l’intégralité d’un script, comme en témoigne Sunspring, un court-métrage de science-fiction mettant en scène Thomas Middleditch, dont le script a été entièrement créé en 2016 par Benjamin, une IA conçue par le réalisateur Oscar Sharp et le chercheur en intelligence artificielle Ross Goodwin. Toutefois, dans ce dernier cas, le résultat final s’est avéré décevant; en plus d’un scénario incohérent, les dialogues et les scènes rocambolesques n’avaient aucune logique narrative. Ce processus est-il alors aussi efficace pour créer des histoires et générer des émotions que pour prédire le succès ou l’échec des films? La question se pose…
Image tirée de l’article « Movie written by algorithm turns out to be hilarious and intense» d’Annalee NEWITZ, Ars Technica, 2021/05/30, [En ligne], https://arstechnica.com/gaming/2021/05/an-ai-wrote-this-movie-and-its-strangely-moving/, (Page consultée le 30 juin 2022)
Si l’IA peut être un outil qui optimise les étapes de production d’un film, elle peut également être en tête d’affiche! Depuis plusieurs décennies, de nombreux.ses réalisateur.trice.s s’en inspirent. Dans Her, long-métrage réalisé en 2013, Spike Jonze questionne l’avenir du romantisme et des émotions lorsque Théodore, le personnage principal, tombe amoureux de Samantha, une création virtuelle qui dépasse rapidement les capacités de l’humain et se désintéresse de lui.
Affiche du film Her de Spike Jonze, 2013, Image tirée de la base de données IMDB, [En ligne], https://www.imdb.com/title/tt1798709/, (Page consultée le 30 juin 2022)
Le film d’animation Wall-E, réalisé par Andrew Stanton en 2008, interroge quant à lui l’évolution de l’IA et son influence sur l’humanité. Il met de l’avant la possibilité pour intelligence artificielle d’éprouver des sentiments et de développer un sens du devoir. Cela n’est pas sans rappeler les trois facettes de l’imaginaire collectif autour des robots et de l’IA :
– L’ASI (Artificial Super-Intelligence), une IA supérieure à l’intelligence humaine se nourrissant de toutes les connaissances humaines, tirée de la science-fiction.
– L’AGI (Artificial General Intelligence) ou IA dite forte, une IA capable d’égaler l’intelligence humaine et dotée de capacités humaines telles que le langage, la conscience de soi, l’anticipation.
– L’IA faible, s’opposant à l’AGI, et dont il est question dans les applications d’aujourd’hui, une IA spécialisée et qui ne peut résoudre que des problèmes pour lesquels elle a été conçue.
L’IA et les arts visuels
De son côté, le secteur des arts visuels n’est pas en reste : de l’imitation d’un style artistique à des créations inédites en passant par l’authentification d’œuvres, les applications sont infinies. En 1973, l’artiste Harold Cohen change notre façon de voir l’interaction entre l’art et la technologie, lorsqu’il développe le programme AARON, destiné à produire de l’art autonome. AARON réalise au départ des dessins en noir et blanc de formes rudimentaires en suivant des règles simples. Au cours des années 1980, Cohen enrichit la base de connaissances du système en ajoutant des règles et des formes, telles que des objets du quotidien ou des plantes. Déjà alors, de nombreuses interrogations se posent, tant dans le monde informatique que dans celui de l’art. Cohen, quant à lui, compare la relation entre AARON et lui à celle qui existait entre les peintres de la Renaissance et leurs assistants d’atelier.
« The first color image created by AARON at the Computer Museum, Boston, MA, in 1995. Collection of the Computer History Museum. Collection of the Computer History Museum », Image tirée d’un article du site web Computer History Museum, de Chris Garcia, 2016/08/23, [En ligne], https://computerhistory.org/blog/harold-cohen-and-aaron-a-40-year-collaboration/, (Page consultée le 30 juin 2022)
Plus récemment, l’agence de publicité néerlandaise J. Walter Thompson Amsterdam, soutenue technologiquement par Microsoft, crée grâce à l’IA The Next Rembrandt. Il s’agit d’un algorithme de reconnaissance faciale qui a permis, dans un premier temps, de classifier les caractéristiques physionomiques des portraits peints par Rembrandt à partir d’une base de données extraites de 346 œuvres. Les données ont ensuite servi à entraîner un algorithme d’apprentissage automatique qui a réalisé la nouvelle œuvre. C’est une véritable distillation d’ADN artistique, puisque chaque pixel a été analysé, comme l’indique le site web du projet.
Image tirée du site web du projet The Next Rembrandt, [En ligne], https://www.nextrembrandt.com/, (Page consultée le 30 juin 2022)
La même année, Google développe un nouveau programme d’IA, DeepDream, qui permet de produire de nouvelles images. Exposées à la galerie et fondation artistique Gray Area à San Francisco, les œuvres de dix artistes et ingénieurs ont été choisies pour représenter la diversité des moyens d’utiliser DeepDream dans la création artistique. Les œuvres produites rappellent sensiblement l’art psychédélique ou surréaliste.
(À gauche) « Jurogumo », Neural net, Archival print, 38″x31″, 2016, Image tirée du site web de l’artiste Myke Tyka, [En ligne], https://www.miketyka.com/?s=deepdream, (Page consultée le 30 juin 2022); (À droite) « Laplacian Pyramids 3 » d’ Alexander Mordvintsev, Image tirée de l’article « Inside Gray Area & Google’s First DeepDream Art Show », de Kelsey CAMPBELL-DOLLAGHAN, Fast Company, [En ligne], https://www.fastcompany.com/3057368/inside-googles-first-deepdream-art-show, (Page consultée le 30 juin 2022)
Mario Klingemann, chef de file du Neural Network Art, fait aussi partie des artistes dont le travail est exposé à la Gray Area. Il est notamment connu pour avoir développé la neurographie, un concept désignant l’art produit par les réseaux neuronaux des intelligences artificielles. En mars 2019, Klingemann propose une œuvre évolutive en temps réel, qui devient la deuxième création issue de l’IA vendue aux enchères, par Sotheby’s au prix de 51 000 £. La première, Le Portrait d’Edmond de Belamy, qui date de 2018, a été vendue aux enchères par la maison Christie’s à New York. Initialement estimée entre 7 000 $ et 10 000 $ US, elle a finalement été adjugée à 432 500 $ US. Il s’agit d’une œuvre créée par le collectif français Obvious, intégrant les données de près de 15 000 portraits classiques du XIVe au XXe siècle. Entre fascination et indignation, l’œuvre a fait couler beaucoup d’encre à l’époque ! Cet événement marque un tournant majeur pour le marché de l’art, à savoir, sa capacité à communiquer et à vendre une peinture générée par une IA. Cependant la mise en avant de ce tableau a permis de jeter un éclairage sur les travaux d’artistes qui expérimentent cette pratique beaucoup plus sérieusement.
« Memories of Passersby I », 2018, de Mario Klingemann, Image tirée du site web de l’artiste, [En ligne], https://underdestruction.com/category/work/, (Page consultée le 30 juin 2022)
L’intelligence artificielle est envisagée également pour mieux prédire les prix dans le marché de l’art ou développer des indices de prix (parmi les nombreux existants, on peut citer ceux d’Artnet ou Artprice). On voit également de grands intermédiaires de vente s’en emparer tels qu’Artsy ou Artfinder pour améliorer leurs recommandations en ligne, sans oublier bien évidemment le réseau social Instagram devenu un canal privilégié de promotion pour les artistes.
L’IA et la musique
À partir des années 1980, le secteur musical est bouleversé par l’IA lorsque le compositeur et scientifique américain David Cope fait réaliser à son logiciel EMI (Experiments in Music Intelligence), ou Emmy, des centaines de productions musicales à la manière de Bach, Mozart ou Rachmaninov, dont les résultats sont partagés. Ce programme d’analyse utilise ces résultats pour composer de nouveaux d’œuvres musicales dans le style de la musique de sa base de données sans reproduire exactement ces morceaux. EMI a même composé une symphonie complète dans le style de Mozart qui a été jouée au Festival baroque de Santa Cruz en 1997. Concert for Piano and Orchestra est d’ailleurs considérée comme l’une des œuvres les plus impressionnantes de la musique d’avant-garde des quarante dernières années.
David Cope at work in his California home. Photograph: Catherine Karnow for the Observer, Image tirée de l’article « Interview
David Cope: ‘You pushed the button and out came hundreds and thousands of sonatas’ », par Tim Adams, The Guardian, 2010/07/11, [En ligne], https://www.theguardian.com/technology/2010/jul/11/david-cope-computer-composer, (Page consultée le 30 juin 2022)
D’autres outils développés par des grands groupes ou laboratoires de recherche, tels que l’IRCAM à Paris, accompagnent les musiciens, les compositeurs et les programmeurs en leur offrant l’opportunité d’intervenir sur de nombreux paramètres. Toutefois, tous les outils n’impliquent pas l’intervention humaine de la même façon dans le processus de création. Certains d’entre eux ne nécessitent aucune connaissance préalable, comme les outils développés par Amper, tandis que d’autres requièrent de maîtriser le codage informatique et l’écriture musicale. Parmi les exemples québécois, le Montréalais Marc-André Cossette compose de la musique électronique à l’aide d’un système qui déchiffre les mouvements de danseurs et crée en temps réel des sons « inspirés » par la position des corps.
À la fin des années 1990, une nouvelle discipline académique de recherche émerge : le MIR (Music Information Retrieval). Son objectif ? Rassembler un grand nombre d’informations permettant de qualifier et d’indexer un contenu musical. Des techniques sont mises au point pour résoudre des problèmes tels que la classification des genres, l’identification des artistes et la reconnaissance d’un morceau. Aujourd’hui, la plupart des systèmes se fondent généralement sur la base de réseaux d’apprentissage profond grâce aux grandes quantités de données disponibles. Ils repèrent alors des schémas rythmiques ou mélodiques afin de produire de nouveaux morceaux. Cette discipline a trouvé une large application dans les systèmes de recommandation, notamment développés par les grandes plateformes de streaming telles que Spotify qui cherchent à être toujours plus performantes pour se différencier de ses concurrentes. L’exploitation des données utilisateurs de ces plateformes couplées aux métadonnées sur contenus musicaux permettent en effet de développer des systèmes hybrides de filtrage collaboratif.
Encore une fois, ce sont dans tous les maillons de la chaîne de valeur musicale que s’illustre l’IA : la création, la production, l’analyse de marché et la recommandation de contenus musicaux.
L’IA et l’univers du livre
Le monde du livre se distingue des autres domaines culturels puisqu’il se base au Québec sur une tradition de collaboration et une interaction entre de nombreux acteur.trice.s : la création, l’édition, la distribution et la diffusion. C’est un milieu qui, tout comme les autres secteurs, connaît aussi une forte pression économique, notamment du fait de sa segmentation, de ses multiples modèles d’affaires et de l’emprise qu’ont les grandes surfaces et les géants de la vente en ligne comme Amazon. Les conséquences de l’IA sur les modèles d’affaires existants demandent alors une concertation entre les différentes parties prenantes.
On la retrouve notamment via des applications ou des logiciels spécialisés, que ce soit pour créer des résumés, aider à éditer des manuscrits, identifier des tendances de lecture ou transformer des textes en version audio. Des entreprises comme Lyrebird par exemple, travaillent à automatiser la lecture de textes par IA en reproduisant la voix des auteur.trice.s. Les algorithmes utilisés relèvent principalement du traitement automatique du langage naturel (TALN) (appelé Natural Language Processing (NLP) en anglais). D’autres sortes d’algorithmes peuvent aussi être exploitées, notamment en termes de reconnaissance d’images pour analyser les couvertures de livres. Ainsi, de nombreuses données peuvent être utilisées par des algorithmes d’IA dans le secteur du livre. Leur usage vise à développer des outils pour cibler des nouveaux thèmes de lecture, à déterminer les nouvelles envies des lecteur.trice.s selon leurs goûts et leur sensibilité, ou à améliorer les stratégies de communication et de marketing comme le proposent les logiciels développés par l’entreprise Booxby, par exemple. Finalement, en aidant à préciser, voire à déterminer, le marché d’un ouvrage, l’IA participe indirectement à l’édition du texte, selon les paramètres préétablis.
De la poésie à la science-fiction, l’IA est aussi une porte ouverte vers la création littéraire! Par exemple, GPT-3, une IA développée par l’entreprise OpenAI en 2020, vise le marché de masse en concevant des textes simples de fiction et journalistiques. De nombreux articles de presse résumant des résultats sportifs ou politiques générés automatiquement font d’ailleurs déjà partie intégrante des salles de rédaction (le Washington Post possède son propre outil, Heliograf ; l’Agence France Presse utilise quant à elle l’outil de la compagnie française Syllabs, etc.). De son côté, Machines Upon Every Flower, développée par Gregory Chatonsky et Karmel Allison en 2018, recueille des poèmes générés par IA à partir d’un mot, et sont ensuite interprétés par une seconde IA pour produire des images.
Machines Upon Every Flower, éditions Anteism, en collaboration avec Gregory Chatonsky et Karmel Allison, 2018, Image tirée du catalogue de l’éditeur, [En ligne], https://www.anteism.com/blog/t/2017/11/2, (Page consultée le 30 juin 2022)
Plusieurs auteur.trice.s recourent également aux assistants d’écriture. À titre d’exemple, le logiciel Granthika a permis à l’écrivain indien Vikram Chandra de cartographier les éléments narratifs du texte pendant sa création. Le poète montréalais David Jhave Johnston s’en sert, quant à lui, pour générer les premiers jets de son travail alors que le romancier Robin Sloan l’utilise pour produire les dialogues de ses personnages.
Une analyse critique de la rencontre de l’IA avec la création
L’utilisation de l’IA dans le secteur culturel attise son lot de réticences. D’abord, les craintes se cristallisent autour de la disparition des médiums artistiques traditionnels. Pourtant, puisque chaque médium a ses caractéristiques propres qui se voit transformé par les mains de l’artiste, pouvons-nous envisager l’IA comme une concurrente ? Rappelons qu’à l’époque des balbutiements de la photographie, l’Académie des Beaux-arts s’opposait fermement à la reconnaître comme un art. À ses débuts, le milieu de la musique électronique a connu lui aussi plus ou moins le même sort lorsque l’échantillonnage de la musique a été rejeté par les tenants d’une musique jouée avec des instruments traditionnels.
Ensuite, des réfractaires y perçoivent un déclin des créateurs humains au profit des robots artistes. Pourtant, le processus des premiers n‘est-il pas lui aussi le fruit d’une imitation consciente et inconsciente ? Faut-il considérer la technique d’une œuvre avant son potentiel critique et réflexif ? La place de l’intention est cruciale dans le processus de création de même que l’émotion suscitée par l’œuvre chez le spectateur, alors que l’IA ne peut pas ressentir ou s’émouvoir et est dépourvue d’élan créatif et de subjectivité. À ce propos, d’après Laurence Bertrand Dorléac, l’exposition Artistes et robots au Grand Palais à Paris en 2018 visait à faire réfléchir à l’essence même d’une œuvre, d’un artiste ainsi qu’à la place que revêt la technique dans le processus artistique.
« Artistes et Robots : l’exposition », Capture d’écran tirée de la page Youtube du Grand Palais, [En ligne], https://www.youtube.com/watch?v=AxXESPzSqn4, (Page consultée le 30 juin 2022)
L’expérience de la chambre chinoise, imaginée par John Searle vers 1980 a, quant à elle, montré que l’IA ne possède aucune intentionnalité et peut seulement simuler une conscience. Ce test dépasse celui de Turing, considéré comme lacunaire pour déterminer si une IA est pourvue ou non d’états mentaux. Le huis clos cinématographique Ex machina, réalisé par Alex Garland en 2014, illustre bien ce dernier point. Caleb, programmeur informatique dans l’une des plus grandes entreprises d’informatique au monde, est invité par son patron à réaliser une forme de test de Turing. Il est confronté à Ava, une intelligence artificielle à l’aspect général d’une femme, pour déterminer si celle-ci a une conscience ou non. Rapidement, différentes péripéties adviennent, témoignant des limites du test de Turing, notamment à la fin du film où l’on remarque qu’elle n’est pas en mesure de ressentir de l’empathie et de reconnaître la douleur qu’elle cause à Caleb. Force est de constater qu’une nouvelle relation maître-élève émerge : une partie des pouvoirs de l’artiste, qui est toujours aux commandes de l’identité stylistique, est déléguée aux ordinateurs ou aux robots, via des calculs et des algorithmes.
Affiche du film Ex machina d’Alex Garland, 2015, DNA Films / Film4 Productions, Image tirée de l’article Wikipédia « Ex machina », [En ligne], https://en.wikipedia.org/wiki/Ex_Machina_(film), (Page consultée le 30 juin 2022)
Enfin, la collaboration entre la machine et l’humain fait apparaître de nouvelles perspectives, notamment via le modelage simultané de l’œuvre et de l’outil ainsi que par la formation de collectifs qui permettent la rencontre entre des artistes et des expert.e.s en numérique. À ce titre, The Art + AI Platform rassemble des artistes et des spécialistes en IA et en sciences sociales. Le but ? Faciliter l’engagement des créateur.trice.s et des acteur.trice.s culturel.le.s dans le potentiel de l’IA. Cette plateforme canadienne met de l’avant tant des publications que des créations artistiques et allie des expert.e.s, des créateur.trice.s et des citoyen,ne.s.
Par ailleurs, le recours de plus en plus fréquent à l’IA souligne un enjeu majeur : la nécessité d’une utilisation éthique, responsable et centrée sur l’humain. Parmi les références culturelles phares sur le sujet, les trois lois de la robotique élaborées par l’écrivain Isaac Asimov en 1942, arrivent en tête :
- Loi n° 1 : Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger;
- Loi n° 2 : Un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi;
- Loi n° 3 : Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi.
Alors que la science-fiction des années 1930 est imprégnée du « complexe de Frankenstein », par lequel les robots détruisent leur créateur.trice, les trois lois de la robotique visent à empêcher les conflits entre l’humain et la machine, et restreindre la liberté de décision de cette dernière.
D’une autre façon, la Déclaration de Montréal poursuit trois objectifs : l’élaboration d’un cadre éthique pour le développement et le déploiement de l’IA, l’orientation de la transition numérique afin qu’elle puisse bénéficier à tous et l’ouverture d’un dialogue national et international afin de réussir collectivement un développement inclusif, équitable et écologiquement soutenable. En effet, l’IA pose le risque d’un renforcement de la fracture numérique en augmentant la concentration de la richesse et, par conséquent, la hausse des inégalités. Comme l’a souligné Karine Gentelet lors de la conférence « Justice sociale et intelligence artificielle : la gouvernance citoyenne pour renverser l’invisibilité dans les algorithmes et la discrimination dans leurs usages », organisée par l’Université de Sherbrooke le 25 novembre 2021, la technologie est souvent présentée comme universelle. Or, elle ne s’applique pas de la même façon à toutes et tous. Les groupes marginalisés sont sujets à des répercussions plus fortes, car ils vivent dans des conditions plus précaires. Une autre couche de vulnérabilité s’ajoute alors, d’autant plus qu’ils n’ont pas la possibilité de consentir ou non à ces outils. De ce fait, le phénomène d’injustice sociale se voit renforcé. De plus, l’IA est aujourd’hui plus répandue dans les pays du Nord que dans les pays du Sud, ce qui risque de favoriser la diffusion des stéréotypes sociaux. Pour contrer ces problèmes, il faut inclure rapidement le secteur culturel et créatif des pays du Sud au sein des discussions autour de l’IA.
Au Canada, l’organisme Art Impact vise à encourager à échelle nationale une conversation entre les artistes et les acteurs du monde de l’IA, au sujet du potentiel de cette dernière et de son implication dans la création artistique, tout en considérant les enjeux sociaux, politiques, économiques et éthiques. Pour ce faire, des ateliers sont organisés à travers le pays et des recommandations en politiques publiques ont été initiées par Valentine Goddard, avocate, médiatrice, commissaire interarts et artiste, aux Nations Unies en 2020. Des projets combinant l’art et l’IA sont aussi en cours, tels que THE PEAR, YOU & AI. Celui-ci recense les données relatives aux mots et perceptions associés aux femmes, dans le but de créer de l’art numérique ainsi qu’une installation interactive et immersive.
Les deux images sont tirées du site web The Pear, You & AI, [En ligne], https://pearai.art/home.html, (Page consultée le 30 juin 2022)
Les points évoqués ci-dessus posent également la question de la régulation du partage et de la circulation des données soulevée par l’IA. En effet, un accès équitable et transparent des acteur.trice.s de la chaîne de valeur permet de stimuler l’innovation qu’elle encourage. Du côté de la création, une meilleure interaction entre l’auteur.trice et le public est rendue possible, tandis que du côté de la production et de la consommation, l’audience peut mieux être cernée. Il est donc question d’identifier et d’enrichir les données ainsi que de songer à leur interdépendance. Différentes pistes de régulation peuvent être envisagées, telles que la normalisation sectorielle via des licences ou la gouvernance du partage, permettant de réutiliser et valoriser les données via leur croisement et leur mutualisation.
En outre, recourir à l’IA dans la création artistique soulève la question de la qualification de ces productions à travers le droit d’auteur : qui doit être considéré comme titulaire des droits ? Comme l’indique l’article écrit par Andres Guadamuz, « L’intelligence artificielle et le droit d’auteur », publié dans le magazine de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle au mois d’octobre 2017, « La législation sur le droit d’auteur peut traiter de deux façons les œuvres créées sans intervention humaine ou presque : elle peut soit décréter que l’œuvre créée par un ordinateur ne peut être protégée au titre du droit d’auteur, soit stipuler que la paternité de l’œuvre revient au concepteur du programme. Cependant, qu’en est-il des œuvres créées par un artiste et un outil d’IA programmé par un.e informaticien.ne ? Actuellement, ce.tte dernier.ère ne perçoit aucun droit dans l’œuvre créée, alors qu’iel contribue fortement à la création en paramétrant l’outil.
Conclusion
L’IA gagne du terrain dans le domaine culturel, créant face à elle des partisans et des opposants. Actuellement, elle constitue un outil pour les les acteurs de la culture au niveau de la création, de la production et de la consommation, sans néanmoins les remplacer totalement. Bien évidemment, même si les algorithmes d’IA évoluent rapidement, sa conscience réelle reste fictive.
En ce qui concerne le futur de l’IA, deux avis divergent : celui des personnes qui considèrent que l’IA restera à jamais un outil consacré au service de l’être humain, et celui des « futurologues » qui prédisent un pouvoir accru qui risque de faire perdre à l’humain sa position de supériorité face à la machine. « Avec l’intelligence artificielle, nous invoquons le démon », a déclaré Elon Musk. Quel futur réserve alors l’IA pour le domaine culturel?
Nous nous trouverons face à une IA plus développée, qui saura s’adapter à de nouveaux contextes, autres que ceux pour lesquels elle a été pensée. Elle aura certainement des capacités plus avancées que celles citées tout au long de ce récit. Comme le souligne dans le Courrier de l’UNESCO, juillet-septembre 2018, Vanessa Evers, professeure titulaire en informatique au sein du groupe Human Media Interaction de l’Université de Twente, « De même que la connectivité actuelle des smartphones et des médias sociaux dépasse notre imagination d’antan, on s’attend à ce que les futurs robots soient dotés de capacités physiques, et l’intelligence artificielle (IA) d’aptitudes cognitives, totalement impensables aujourd’hui. »
L’IA a donné le coup d’envoi de la prochaine révolution. Toutefois, comme le domaine culturel est le résultat de la créativité – qui est le propre de l’homme –, il avance timidement vers cette technologie. Depuis quelques décennies, des chercheurs s’intéressent à la possibilité de doter les machines de créativité, une discipline connue sous le nom de « computation creativity »; c’est au cours des années 1990 que les travaux s’accélèrent sous l’impulsion des recherches fondatrices de Margaret Boden, spécialiste en IA et sciences cognitives, qui affirme que la créativité n’est pas exclusive à l’intelligence humaine. Il est donc nécessaire que ce secteur soit représenté dans les grandes stratégies nationales de l’IA afin qu’il rivalise avec les autres sphères. Par ailleurs, le domaine culturel doit multiplier les accès et le partage de bases de données, soit en les qualifiant de données d’« intérêt général » ou en allant plus loin avec la mise en place de données ouvertes. Ainsi, l’enclenchement des processus de partage de données par secteur permettra à l’ensemble des acteurs du milieu culturel d’accéder aux avancées à venir. En effet, un manque d’accès aux données constitue de fortes asymétries d’informations : par exemple, les plateformes de streaming en bout de la chaîne de valeur ont accès à des données précises sur les consommateurs qui permettent d’affiner les recommandations et ainsi augmenter la valeur de leurs outils. Or, ces données ne remontent pas forcément aux créateurs qui ne peuvent alors profiter de la connaissance générée sur leurs publics. De même, lorsque l’on parle de métadonnées qui décrivent les contenus culturels, les chercheurs en création musicale par intelligence artificielle se voient désavantagés par le manque d’accès aux bases de métadonnées d’œuvres commerciales (par opposition aux œuvres libres de droit).
Il est certain que des enjeux de l’IA dans le domaine culturel se développeront et changeront au fur et à mesure de l’avancement technologique. Il y aura certainement de nouveaux emplois qui seront créés et d’autres qui disparaîtront. Par exemple, on peut imaginer que les artistes codeurs et les développeurs d’algorithmes se trouveront privilégiés par le mélange du savoir-faire de l’IA avec la créativité, face aux artistes traditionnels qui sont moins familiers avec cette technologie.
Tout ceci reste une prédiction à laquelle on ne peut pas échapper. Mais dans un monde idéal, nous imaginons une IA qui ouvre de nouveaux horizons, dans le domaine culturel, à tout le monde et non seulement aux pays développés. Il faut veiller à utiliser l’IA de façon à servir l’espèce humaine, la libérer, et il faut aiguiser sa créativité, culturelle ou autre. Avec l’IA, l’humanité connaît un nouveau paradigme et il lui est important de le réussir. Faire passer des messages d’égalité, de diversité et de partage, tout en respectant les valeurs humaines, est le garant d’une période faste pour tous.