Chantier IA : Quand l’art rencontre l’IA
Simon Laroche, « For Better or for Worse : A Model Collapse » (2024), image réalisée dans le cadre d’une résidence pour le Chantier IA de Sporobole.
Par Yan St-Onge, agent de documentation du Chantier IA
Au-delà du mythe de la machine prodigieuse
Les récentes avancées en intelligence artificielle suscitent de nombreux débats. D’un côté, il y a des craintes, notamment face à des outils comme ChatGPT, Dall-E ou Midjourney, qui alimentent les inquiétudes sur les effets du développement de l’IA. De l’autre, on trouve des espoirs parfois naïfs quant aux possibilités créatives offertes par ces technologies algorithmiques. Entre ces deux extrêmes, l’espace médiatique ne laisse pas trop de place pour une réflexion profonde sur la véritable nature de l’IA ni sur la manière ou la pertinence d’intégrer celle-ci dans un processus de création artistique.
Le principe au cœur de l’intelligence artificielle est la logique de calcul. Contrairement à l’intelligence humaine, qui se base sur des expériences et des intuitions, l’IA fonctionne à travers des processus algorithmiques capables de traiter et d’analyser des données complexes à grande échelle. Ces calculs permettent à l’IA de reconnaître des motifs, de prendre des décisions et d’exécuter des tâches spécifiques. Le développement de l’IA est étroitement lié à la qualité et à la quantité des données sur lesquelles elle est entraînée. Pour que ces systèmes atteignent un niveau de performance efficace, ils doivent ingérer d’énormes volumes de données. Ce processus d’entraînement permet à l’IA d’améliorer ses capacités à prédire, classer ou générer des informations en fonction des exemples qui lui ont été présentés. Plus l’IA est alimentée en données pertinentes, plus elle devient apte à créer du contenu qui répond aux attentes.
Contrairement aux IA précédentes qui permettaient de classer des données ou de prédire des résultats, les IA génératives, comme ChatGPT, Claude ou Stable Diffusion, sont capables de créer de nouvelles données, que ce soit sous forme de textes, d’images ou de sons. En s’appuyant sur des modèles complexes, elles réinterprètent les informations acquises pour produire du nouveau contenu. La question est bien sûr de savoir à partir de quand une image générée par l’IA devient une œuvre d’art ou à partir de quand la musique devient digne d’intérêt sur le plan esthétique.
Dans le paysage actuel de l’IA, on observe une distinction notable entre les outils commerciaux d’IA et ceux en code source ouvert (open source) qui se présentent comme des logiciels libres. Les outils commerciaux, développés par des entreprises comme OpenAI ou Google, sont souvent optimisés pour un usage généraliste et ils profitent d’énormes ressources matérielles et de vastes bases de données privées. En revanche, les IA qui sont en code source ouvert (comme Stable Diffusion, Llama ou d’autres modèles qu’on peut trouver sur le site Hugging Face) offrent souvent une plus grande transparence et davantage de flexibilité. Elles permettent aux artistes ou aux développeurs et développeuses d’explorer, d’adapter et de personnaliser les modèles selon leurs besoins, créant ainsi un espace d’innovation moins restrictif. Cependant, cette liberté d’action vient en général avec la contrainte de ressources plus limitées. De même, si la liberté d’entraîner soi-même un modèle d’IA permet de créer l’outil parfaitement adapté à ce qu’on veut faire, le temps nécessaire pour effectuer cet entraînement peut par contre s’avérer extrêmement long.
La place de l’IA dans la création artistique
La création avec l’IA est loin d’être toujours plus rapide qu’avec les techniques plus traditionnelles, contrairement aux idées reçues. Si certaines étapes du travail artistique peuvent être accélérées, le temps d’adaptation aux outils et les nombreux essais et erreurs font en sorte que le gain de temps ne paraît pas tellement quand on regarde l’ensemble du processus créatif. L’imprévisibilité de l’IA générative ne permet pas de savoir exactement ce qui sera produit, donc selon le degré de correspondance entre l’idée de l’artiste et ce qui est généré, le temps nécessaire à la création sera variable et plus difficile à planifier.
Dans le cadre d’un processus de création, l’IA peut être envisagée de deux façons : comme un simple outil ou comme un véritable médium artistique. En tant qu’outil, l’IA assiste l’artiste en automatisant des tâches, en optimisant des processus créatifs ou en accélérant la production d’œuvres. Lorsqu’elle est utilisée comme un médium artistique, l’IA participe activement à l’élaboration d’œuvres où le processus algorithmique fait partie intégrante du sens et de l’esthétique de l’œuvre. En tant que médium, l’IA a ses propres contraintes, comme la gestion de l’innovation et de l’extrapolation, la censure intégrée aux modèles commerciaux d’IA générative, les enjeux de stéréotypes de la représentation, la part d’imprévisibilité dans la génération de contenu, l’hybridité esthétique ainsi que le flou ou l’indistinction entre l’image photographique et non-photographique.
Résidences du Chantier IA : quelques perspectives critiques
Ça peut sembler paradoxal, mais l’usage de l’IA comme médium permet parfois une certaine critique du développement de l’IA et de son impact sur le plan social, économique, esthétique ou environnemental. Lors de leur résidence à Sporobole en 2024, les artistes Simon Laroche et Dayna McCleod ont travaillé avec l’IA en prenant des approches différentes, mais le point commun de leur démarche est certainement de remettre en question le caractère prodigieux qu’on pourrait associer à la création faite avec ces technologies.
Simon Laroche a pu tester les limites de l’IA en repassant une image dans l’IA générative des centaines et des milliers de fois, montrant ainsi que la capacité de création par l’intelligence artificielle est limitée et, surtout, qu’elle repose sur des algorithmes qui n’ont rien de magique. En partant d’une image figurative, l’IA a fini par en faire de simples motifs visuels, ce qui illustre en quelque sorte le processus de calcul qui est sous-jacent à l’IA générative. Cette expérience a abouti à un étrange constat : à la longue, l’IA avait complètement éliminé les humains de l’image, puis avait fini par éliminer la représentation figurative au profit d’une image abstraite, comme si l’accumulation de niveaux de générations d’images ne pouvait mener qu’à une simplification excessive. Cela ne veut pas dire que toute expérience similaire obtiendrait le même résultat, mais ça met en lumière le principe de dégénérescence que l’IA peut engendrer. L’épuisement des capacités créatives de l’IA tentée par Laroche n’est donc qu’un petit aperçu du phénomène d’effondrement du modèle (model collapse) que la recherche en intelligence artificielle semble de plus en plus à même de démontrer. Laroche s’est aussi penché sur la typographie, en essayant de passer par l’IA pour développer une police de caractère nouvelle. Or, la distinction que fait l’IA entre le texte et l’image rendait difficile de générer une image de lettres qui permettrait de donner forme à de nouveaux caractères. Et surtout, le texte qui apparaît dans une image générée par IA s’avère souvent déformé. C’est donc la limite de la supposée intelligence artificielle qui se trouvait mise en évidence par ces expérimentations.
Dans un autre ordre d’idée, Dayna McLeod a expérimenté lors de sa résidence la production d’avatars, en créant différentes représentations à partir de sa propre image. L’artiste a travaillé sur les capacités langagières limitées d’un avatar auquel on ne donne pas suffisamment de matériel pour s’entraîner; ainsi, s’exprimant avec peu de mots, l’avatar marmonne et bredouille. McLeod s’intéresse aux failles de l’IA, et son travail de recherche-création met en évidence les problèmes de communication qui peuvent exister dans le rapport entre les humains et les machines. Elle détourne aussi les applications du monde de la mode qui servent normalement à projeter une image de soi avec tel vêtement, tel maquillage ou telle nouvelle coupe de cheveux. Ce faisant, elle explore la question de l’identité de genre ainsi que le lien complexe entre la perception de soi et la représentation de soi dans l’espace numérique. Plutôt que de montrer les capacités spectaculaires de l’IA, McLeod utilise au contraire les défauts, les problèmes et les imperfections.
L’intégration de l’IA dans un processus de création artistique peut prendre diverses formes. Les projets réalisés en résidence à Sporobole dans le cadre du chantier IA montrent clairement qu’il ne s’agit pas d’un outil conçu pour remplacer l’artiste ou produire une œuvre de manière instantanée et magique. À mesure que les technologies évoluent, les artistes apprennent autant à les critiquer qu’à explorer les possibilités offertes par ces outils. Ces derniers se distinguent par leur polyvalence : ils peuvent autant être utilisés pour créer une œuvre où l’IA constitue le médium principal que pour enrichir une œuvre dans un médium différent. Cette particularité de l’IA d’être à la fois un outil et un médium, mais aussi d’être capable de traiter autant du texte, du son, de l’image et de la vidéo, permet son intégration à différentes étapes d’un processus créatif. L’IA ne vient pas remplacer l’artiste, mais ouvre des possibilités que chaque créatrice ou créateur est libre d’intégrer dans sa démarche.
Site de Simon Laroche : https://simonlaroche.art/
Site de Dayna McLeod : https://daynarama.com/
RÉFÉRENCES :
Shumailov, I., Shumaylov, Z., Zhao, Y. et al. « AI models collapse when trained on recursively generated data », Nature, vol. 631, no. 8022, 2024, p. 755–759. https://doi.org/10.1038/s41586-024-07566-y
Julien Cadot, « Des chercheurs prouvent que les modèles d’IA dégénèrent s’ils sont entraînés avec leurs propres résultats », Numerama, 26 juillet 2024.
https://www.numerama.com/tech/1780810-des-chercheurs-prouvent-que-les-modeles-dia-degenerent-sils-sont-entraines-avec-leurs-propres-resultats.html
« Tout-à-l’IA, tout-à-l’égout? Quand l’IA dégénère », Courrier international, 26 juillet 2024. https://www.courrierinternational.com/une/tout-a-l-ia-tout-a-l-egout-quand-l-ia-degenere_220715